Le club, déjà très restreint, des marques encore existantes et ayant un jour fabriqué des tracteurs à boule chaude a perdu l'un de ses membres en 2022. Plus aucun tracteur ne sort de l’usine Ursus de Lublin, à l’est de la Pologne, pas loin de la frontière avec l’Ukraine. Le constructeur cumulait des résultats financiers négatifs depuis 2017. Au printemps 2020, il a été contraint de vendre l’une de ses usines au Néerlandais Trioliet. Ce constructeur de remorques mélangeuses sous-traitait de la mécanosoudure sur ce site depuis 25 ans. Fin 2020, Ursus a engagé ce qui est l’équivalent chez nous d’une procédure de sauvegarde, mais n’est pas parvenu à relever la tête. L’entreprise a enregistré un résultat négatif de 12 millions d’euros en 2020. Elle est finalement tombée sous le coup d’une procédure de faillite courant 2021.
Mal organisée à l’export, la marque subsistait grâce à ses ventes domestiques. Vivement concurrencée par les tracteurs importés, sa part de marché a fortement régressé à partir de 2017. Cette année-là, 955 Ursus avaient été immatriculés en Pologne, dans un marché total de 10 727 tracteurs. En 2018, les ventes sont tombées à 354 unités dans un marché de 8891 tracteurs. En 2019, dernière année où Ursus apparaît dans les statistiques polonaises, la marque a immatriculé 206 tracteurs dans un marché à 8771 unités.
Un aperçu des fabrications Ursus dans le courant des années 20. A gauche, un petit moteur stationnaire, au fond, des châssis-moteurs fabriqués sous licence avec le constructeur italien SPA, à droite, des gros diesels pour les centrales électriques ou les bateaux.
L’histoire ne dit pas si les sept demoiselles ont pu se marier. Pour lancer leur affaire en 1893, trois ingénieurs et quatre hommes d’affaires se sont servi des économies qu’ils avaient réalisées pour la dot de mariage de leurs filles. La petite entreprise démarre à Varsovie dans une activité de production de conduites et de pièces pour les industries alimentaires : sucreries, distilleries… Plusieurs fabrications sont nommées avec le préfixe « P7P », qui signifie « dot des sept jeunes filles ».
En 1902, la jeune société décide de se lancer dans la production de moteurs. Son premier monocylindre de 5 ch, à boule chaude, est inspiré d’un modèle fabriqué par le Suédois Bolinder. Ursus s’intéresse ensuite à la motorisation de l’agriculture avec des moteurs fixes ou montés sur chariots, destinés à remplacer les locomobiles à vapeur. La gamme va progressivement monter en puissance avec des moteurs à deux et quatre temps jusqu’à 70 ch. En s’appuyant sur un accord de licence conclu avec le motoriste anglais Fielding & Platt, Ursus monte encore en gamme avec des moteurs de 80 à 450 ch. Ces grosses mécaniques sont principalement destinées aux centrales électriques. Elles vont, par la suite, faire d’Ursus un intervenant de poids dans la motorisation des bateaux en ajoutant des fabrications sous licence avec le Suédois Nohab.
Des accords de licence conclus avec les motoristes anglais Fielding & Platt et Suédois Nohab permettent à Ursus de fabriquer des gros moteurs pour les centrales électriques et les bateaux. Avec la collectivisation, cette activité va être séparée d’Ursus, qui va se concentrer sur les tracteurs.
En 1915, l’usine est pillée et partiellement détruite par l’armée russe, en retraite. A la fin du conflit, Ursus étudie la fabrication d’un tracteur. Le premier modèle qui sort en 1922 est calqué sur le tracteur américain Titan : moteur horizontal, deux cylindres de 25 ch, transmission par chaîne vers les roues arrière. Il s’en est fabriqué une centaine d’exemplaires jusqu’en 1927.
Ursus se lance aussi dans la fabrication d’automobiles. Une usine installée en banlieue de Varsovie fabrique des châssis-moteurs d’une capacité de 1,5 tonne, carrossables en petits camions, autobus ou véhicules militaires. Malmenée par la crise de 1929, Ursus est nationalisée en 1930 et s’oriente vers la production de véhicules militaires : engins blindés, camions, motos Sokół pour l’armée et les services de l’Etat, moteurs d’avion. La seule activité civile reste les moteurs diesel pour l’agriculture.
L’usine Ursus est nationalisée en 1930. Parmi les différentes fabrications figure celle de motos Sokół. Ici un sidecar de la poste.
Le véhicule châssis-moteur de fabrication Ursus a été carrossé en petit camion-citerne. Il ravitaille un tracteur soviétique Stalinets S-65.
Entre 1939 et 1944, l’usine est aux mains des forces allemandes, qui y fabriquent des pièces pour les avions et les chars. Une fois de plus, elle est pillée et partiellement détruite lors de la retraite de l’occupant.
Un an après la fin de la guerre, l'État polonais décide que l’usine Ursus ne sera vouée qu’à la production de tracteurs. Les ingénieurs en charge de ce dossier récupèrent un Lanz HR8 livré en Pologne avant le conflit et le copient dans ses moindres détails. Aucune trace de document n’existe quant à un quelconque accord de licence avec Lanz ou une cession de droits pour dommages de guerre, comme cela a été le cas pour la marque française « Le Percheron ». L’Ursus C-45 est donc un monocylindre à boule chaude, d’une cylindrée de 10,3 l, développant 45 ch. Le premier exemplaire sort de la chaîne en 1947, ce qui donne lieu à une cérémonie en présence de Nikita Khrouchtchev, envoyé par Moscou. Dans les années qui suivent, l’engin rudimentaire se voit doté d’un système démarrage à essence, d’une cabine, de roues à pneus et d’un éclairage. Il prend de nom de C-451 et sera construit jusqu’en 1959.
Ci-dessus, un Lanz Bulldog HR8. Ci-dessous, sa copie estampillée Ursus, fabriquée à Varsovie à partir de 1947 et modernisée avec roues à pneus et éclairage à partir de 1954.
Quelques vues dans l’usine Ursus et sur la production des C-45. Comme sur le Lanz HR8 D 9506, le moteur de 10,3 l développe 45 ch. Ces tracteurs sont destinés au marché polonais, mais seront aussi exportés en milliers d’exemplaires vers des pays sous le joug ou sympathisants du régime communiste.
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Version modernisée du C-45, l’Ursus C-451 a été fabriqué à 60 000 exemplaires entre 1954 et 1959.
Entre-temps, l’Université de technologie de Varsovie a planché sur la conception d’un tracteur entièrement polonais. Ce qui conduit à la sortie, en 1960, de l’Ursus C-325, dont le moteur à deux cylindres de 1800 cm3 développe 25 ch. En 1963, arrive le C-328, de 28 ch. En 1967, il est suivi du C-330, de 30 ch, puis du C-335 (35 ch). Ces trois tracteurs sont toujours des deux-cylindres avec un peu plus de cylindrée (1960 cm3). L’ensemble de cette gamme C reçoit une boîte à six vitesses avant, non synchronisées, et deux arrières. Certains de ces modèles seront produits jusqu’en 1993 et diffusés en centaines de milliers d’exemplaires. L’offre va ensuite être complétée par des modèles à quatre cylindres de 3,1 l : le C-350 (50 ch), C-355 (45 ch), C-360 (52 ch).
Un C-325 au travail en Pologne en 1974, pour la récolte des betteraves. Cette année-là, un automne particulièrement pluvieux avait compliqué les récoltes d’automne dans la plupart des pays européens.
Un C-355 au semis et un C-330 à la moisson. La série C aura été de loin la plus utilisée par les agriculteurs polonais, tant dans les fermes d’état que dans les petites structures. En Pologne, durant la période communiste, une petite portion des terres agricoles a échappé à la collectivisation. Aujourd’hui, la moitié des 1,5 millions de tracteurs recensés en Pologne sont des Ursus.
A partir de 1961, la coopération s’accentue entre la Pologne et la Tchécoslovaquie. Les Ursus seront désormais des copies de ce qui est fabriqué chez Zetor à Brno, en Tchécoslovaquie. Le premier modèle le plus emblématique de cette coopération est l’Ursus C-4011 en tous points semblable au Zetor 4011, avec son moteur 4-cylindres développant 42 ch. Sa production va s’échelonner de 1965 à 1994. Suivront d’autres modèles de la série 11, puis de la série Crystal, y compris les versions à six cylindres, produites dans l’usine ZTS de Martin (Tchécoslovaquie).
Cet Ursus C-355 pousse un chariot rempli de pochons d’engrais. A l’aide d’une grue, ces pochons sont vidés dans l’Antonov AN-2R équipé pour l’épandage. Cet avion conçu en URSS a également été fabriqué en Pologne et en Chine. Son moteur à 9 cylindres en étoile développe près de 1000 ch et consomme 175 litres d'essence à l’heure.
Deux engins fabriqués en Pologne se croisent. L’hélicoptère Mi-2 est de conception soviétique, mais il a été fabriqué en Pologne. Il est ici équipé pour la pulvérisation agricole. L’engin est propulsé par deux turbomoteurs de 450 ch.
Avec son quasi-monopole sur le marché polonais et grâce à de l’export dans une cinquantaine de pays, Ursus fête la fabrication de son 500 000e tracteur en 1974. En 1983, alors que le pays est sous le coup de la loi martiale, le millionième Ursus sort de la ligne de production, toujours située dans la banlieue de Varsovie. Il faut en revanche attendre 2006 pour que le compteur de l’usine affiche 1,5 millions de tracteurs.
Un C-355 tracte l’arracheuse de betteraves de fabrication française Herriau, qui se vide dans une remorque attelée à un C-4011. Les amateurs de voitures ont reconnu une Gaz-69 de fabrication soviétique. Ce véhicule 4x4 a aussi été produit en Chine et en Roumanie par Aro.
Non, cet Ursus C-355 ne tracte pas un bus en panne. Il s’agit de remorques spécialement conçues pour le transport des personnes. Une façon de s’en tirer sur les routes enneigées et parfois défoncées des campagnes polonaises.
A côté de ce C-4011, les deux hommes regardent un cuiseur mobile à vapeur. Cet appareil servait à la cuisson des pommes de terre destinées à l’alimentation des porcs.
Un Ursus C-385 attelé à une arracheuse de pommes de terre. C’est l’équivalent du Zetor Crystal 8011. Son moteur 4 cylindres de 4,6 l développe 85 ch.
Un C-3110. Ce tracteur de 100 ch est motorisé par un six-cylindres Perkins. Il s’agit en fait d’une base de C-385 remotorisée, rallongée et renforcée.
Un Ursus 1604 (155 ch) à gauche et un 1434 (136 ch) à droite, à l’ensilage en Pologne en 1998. Ces tracteurs à motorisation six cylindres provenaient de chez ZTS, en Tchécoslovaquie.
En 1978, Ursus démarre une production sous licence avec Massey-Ferguson et l’usine britannique de Coventry. L’équivalent du MF 255 (47 ch) est fabriqué en Pologne, suivi d’un autre modèle de 72 ch. Ces séries 4500 et 5300 sont à motorisations Perkins, 4 cylindres. Elles visent à remplacer la série C-330, au catalogue depuis… 1967 et construite à 400 000 exemplaires. D’autres modèles d’origines Massey-Ferguson s’ajouteront au cours des années 80. Cet accord intervient alors qu’Ursus est en perte de vitesse. Dans les années 80, l’usine produisait autour de 50 000 tracteurs par an. Le chiffre va tomber à environ 15 000 dans les années 90 et à… 1500 au début des années 2000.
Massey-Ferguson 235 estampillé Ursus. La production sous licence a débuté en 1984 avec l’essentiel des composants fournis par Massey-Ferguson. Ursus va se mettre à fabriquer de plus en plus d’éléments pour ce tracteur, qui finira d’être produit en 2009 sous la dénomination Ursus 2812.
Entre-temps, la marque a été privatisée et a rejoint Bumar, un groupe industriel polonais avec une grosse activité dans le secteur de l’armement. En 2007, le groupe turc Uzel entre au capital d’Ursus à hauteur de 51%. Les usines en Pologne et en Turquie fabriquent toutes deux des tracteurs sous licence Massey-Ferguson. Un an plus tard, Uzel se désengage et cède ses parts à Tafe, un constructeur indien qui fabrique lui aussi sous licence Massey-Ferguson. L’autre partie d’Ursus appartient à Pol-Mot, un groupe polonais qui intervient entre autres dans le secteur des composants automobiles. Ce dernier acquiert l’intégralité d’Ursus en 2011 et transfère la production des tracteurs à Lublin, dans une usine qui fabrique par ailleurs des camions. Pol-Mot a auparavant travaillé avec un autre constructeur indien, Escorts Ltd, et contribué à installer Farmtrac, une marque concurrente, sur le marché polonais.
Un Ursus au travail en Tanzanie. Le constructeur a tenté plusieurs implantations sur le continent africain. Sans grand succès.
L’usine de Lublin entame la production d’une nouvelle gamme C. En motorisations quatre cylindres Perkins, cinq tracteurs affichent 50, 75, 85, 102 et 110 ch. Les deux gros modèles de 150 et 160 ch sont à motorisation Deutz. Ursus est aussi en mesure de fabriquer des tracteurs de technologie simple, destinés à des pays peu exigeants pour ce qui concerne les normes d’émissions des moteurs. C’est ce qui l’amène à conclure une suite de contrats avec plusieurs pays africains. En 2013, un premier contrat porte sur la fourniture de tracteurs en Ethiopie. Suivent la Tanzanie en 2015, puis la Zambie en 2017. Ces contrats en dizaines de millions de dollars prévoyaient que tout ou partie des tracteurs soient assemblés sur place. Ils reposaient par ailleurs sur des prêts accordés par l’Etat polonais aux pays concernés. Les problèmes de remboursement se sont vite posés, concernant le programme tanzanien, si bien que le gouvernement polonais a cessé d’attribuer des prêts, mettant fin à des contrats de fourniture qui portaient sur des milliers de tracteurs.
Ursus avait aussi à son catalogue des presses à balles rondes, des remorques ou épandeurs et des chargeurs frontaux.
Ces déboires à l’export combinés aux faibles ventes sur les autres marchés ont eu raison de l’entreprise qui croulait sous les dettes. Durant l’été 2021, un tribunal du district de Varsovie a déclaré Ursus en faillite. Les mois ont passé et aucun repreneur ne s'est manifesté pour poursuivre l’activité sur le site de Lublin. Il semble bien que cette page de l’histoire du machinisme agricole polonais soit définitivement tournée.